CHAPITRE XIII
Chroniques mytanes (extraits).
« La leçon mytane », d'Ikhan En Sue.
Les Mytans font ce qu'ils font parce que c'est tout ce qu'ils savent faire, quelle que soit leur caste. À ce premier théorème, il faut ajouter celui-ci : les Mytans n'agissent que par nécessité. Cela peut paraître fruste, c'est efficace. Cela peut sembler égoïste, c'est humain. Mytale n'est que l'exacerbation de notre propre société et, même si c'est une constatation déprimante, il est peut-être temps de nous regarder en face.
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— Mon ami, dit San Saïvi à Kenon, vous m'emmerdez !
Plus que la formule et le timbre de voix, le vouvoiement était de mauvais augure, mais Kenon avait essuyé de nombreuses colères san-saïvesques et il savait qu'elles ne duraient pas, qu'elles étaient contournables et que le myste les regrettait immanquablement dans les heures, voire les minutes qui suivaient. Il insista, en oubliant lui aussi le tutoiement :
— Demandez la mutation de Diter.
— Jamais ! Je n'ai aucun motif…
— Tuer un ksin sans provocation…
— Ne suffirait pas à justifier le limogeage d'un quinzième adjoint au maire.
— Techniquement peut-être, mais les illes vont chercher à le venger, et comme Diter se protège et cache Norah, cela va faire un grabuge qui s'entendra jusqu'au quinzième sous-sol de la Citadelle !
— Tant mieux, c'est exactement ce dont nous avons besoin pour déposer officiellement une demande d'autonomie. (San Saïvi commençait à avoir honte de son éclat. Sa voix s'adoucit :) Kenon, ne vois-tu pas que l'incident est inespéré, qu'il nous fait gagner cinq ans…
— Quel incident ? (À son tour, le qwest était en train de se mettre en colère.) Dix-huit warshs, un ksin, vingt mille nones qui complotent, des illes qui débarquent de partout pour passer Tann-Tori au peigne fin…
— Six illes ! En dix jours, seulement six illes, et il n'y en aura pas davantage, tu le sais comme moi.
Il fallait essayer autre chose, et peut-être Kenon devrait-il se résoudre à avouer le fond de sa pensée, même si San Saïvi détestait qu'on mît les non-dits sur la table. C'était étrange, cette relation. Personne dans l'administration mytane ne s'entendait aussi bien qu'eux, personne ne travaillait avec la même complicité et personne ne partageait autant d'intimité ; ils parlaient de tout en toute franchise, mais ils avaient un tabou : l'émotion. Cela s'expliquait aisément. L'un était braine, l'autre myste et, a priori, aucun d'eux n'éprouvait un sentiment que l'autre pût saisir. Seulement, ils savaient tous deux que c'était faux (probablement parce que Kenon était maine), et San Saïvi ne le supportait pas.
Les deux derniers arguments du qwest étaient plus ou moins d'ordre émotionnel.
— Je t'accorde qu'il est préférable que ce soit le ksin qui ait été tué, commença-t-il. Un ksin sans ille serait devenu un tueur aveugle et vicieux, bien plus efficace qu'Haÿn. (La référence à Haÿn n'était pas gratuite, Haÿn était sensible à la vengeance. Kenon prit un ton enjoué pour poursuivre :) Bon, nous avons de la chance et, rusés comme nous sommes, nous saurons en profiter. Mais tu devrais voir Fyrh-ille, c'est édifiant… Remarque, cela te conforterait dans ton raisonnement : Fyrh-ille n'est ni plus ni moins que mort.
— Non, merci, j'ai déjà vu des cadavres.
— Debout ? Es-tu certain ? (Son sourire empêcha le myste de vitupérer.) Lodh-ille est vivant, il cherche Norah, il va le trouver. Après, ce sera le tour de Diter…
— Tu te répètes.
— Tant que Diter conservera son statut, il sera protégé par les sy, et Lodh-ille y laissera sa peau. D'autres illes prendront le relai…
San Saïvi n'avait aucun besoin d'expliquer sa position. Kenon s'était arrêté net, il venait de comprendre que le mandataire réunirait l'acen-ser après le décès de Lodh Ilodi Lodj et qu'il ne demanderait rien à la Citadelle. Il expulserait Diter pour que les illes franchissent le détroit derrière lui. Politiquement, la manœuvre était parfaite. Le maine soupira.
— D'accord, tu es un fin stratège, laissa-t-il tomber. Que devient l'agent fédéral Audham En-Tha dans tes arcanes ?
Kenon avait promis à Audham de ne pas la trahir, il avait tenu parole. Le myste écoutait ses pensées quand la vérité l'avait illuminé, avant qu'il fît son serment. San Saïvi n'avait alors manifesté aucun étonnement, aucune excitation, aucune répulsion : Audh-ille n'était pas ille, elle n'était même pas mytane, il n'était pas concerné ; ni par la fureur que mettait les evres à l'éliminer, ni par son extra-mytalité. Pour l'instant, elle ne lui servait à rien. Quand il lui aurait découvert une utilité, il agirait. Son ami qwest pouvait se découvrir, lui resterait dans l'ombre, conservant jusqu'au secret de sa connaissance du secret.
— Je t'ai dit que je ne ferais rien, ni pour, ni contre elle. C'est une donnée que personne ne peut maîtriser. (San Saïvi parlait avec lassitude, comme s'il perdait son temps à répéter une évidence :) Qu'elle vive ou non n'empêchera pas sa Fédération d'envoyer d'autres astronefs, d'autres agents qui se feront massacrer ou pas et, un jour, Mytale rejoindra l'humanité, de force ou par ses propres moyens. Tu le sais, je le sais, les evres le savent. L'échéance approche, mais cela prendra tout de même des années. Il faut gérer ce temps au mieux sans arrière-pensée. Rafraîchis-toi la cervelle avec cette merveille si tu veux. Au bout du compte, à toi, aux illes, aux nones, à Rib et à Saraz, c'est tout ce que le colosse homéocrate laissera.
— San, nous avons la possibilité de précipiter l'avenir de Mytale. Elle est…
— C'est ce qu'Island croit, c'est ce que Rib pense, c'est ce que les nones espèrent, et tous s'empressent d'aviver cette étoile qui leur brûlera les yeux dès qu'elle commencera à briller. Tu dis toi-même qu'elle est plus autonome que nous ne voulons Saraz, mais c'est inexact. Son indépendance vis-à-vis de tous nos… clans (?) tient de sa seule allégeance à la Fédération. Le pion ne manipule pas le joueur, Kenon.
Le qwest s'engouffra dans la faille :
— Si la Citadelle rappelle Diter, elle le suivra, et nous n'aurons plus à l'inclure ou à l'exclure de nos projets.
— Non, mon ami, elle n'entre même pas dans ce contexte-là. Ce qu'elle est et ce qu'elle représente te fascinent, c'est tout, et c'est irrationnel. Au moins, admets-le.
Kenon ne répliqua pas que c'était son admission justement qui exigeait la protection d'Audham. Avec ou sans San, il pouvait l'aider, c'était facile et inoffensif.